Une page se tourne

Des mangues. Pendant 3 semaines j'ai vécu mangues, mangé mangues, pensé mangues, même rêvé mangues. J'ai packé des centaines de mangues dans des cartons munis d'un plastique bosselé selon la taille des fruits. Les 22 étaient les plus petites (on pouvait donc en mettre 22 par carton), les 10 les plus grosses. J'ai aussi fait du tri, boulot plus abrutissant encore que le packing. Toute la journée les yeux fixés sur un tapis roulant où les mangues tournoient, tournoient, à chercher les taches, les coupures, les signes de pourriture (je me disais: et si nous faisions ça avec les humains?)

La zone de packing des "premium", les mangues parfaites.
Boulot d'usine qui nous transformaient peu à peu en zombies, annihilant toute sensation, toute émotion (ou tentant de le faire). On devaient porter des gants qui nous empêchaient de sentir, le bruit des machines nous empêchaient de parler, on ne voyaient plus que ces satanés fruits qui tournoyaient, on ne sentaient que leur odeur relevée et la crasse des machines. On ne devaient pas être fatigué, pas vraiment discuter et rire (signe de non-concentration), on devaient sembler heureux de notre travail sans se divertir vraiment.

Zone de packing des "premium" à droite, des "first" à gauche.
Au début je me révoltais de tout, de l'injustice surtout, le fait de rester au tri trois jours d'affilée alors que d'autres semblaient être choyés aux meilleures places, le fait de se faire engueuler pour une baisse de régime alors que d'autres passaient leur temps le nez en l'air, l'acharnement dont certains étaient les victimes pour un look plus particulier, des piercings dans le nez ou un sarouel, un air plus rebelle sans doute, moins robotisable. 
La non-logique aussi, un coup on nous demande d'être plus sévères au tri, une heure plus tard nous le sommes trop, et une fois que je me suis retrouvée au dernier tri (celui des mangues bonnes pour la poubelle) je criais au dysfonctionnement du système devant la quantité de mangues parfaites que je devais jeter. 
Je me suis retrouvée souvent dans l'incompréhension de ce monde où le rendement est maitre, où la quantité prime sur la qualité (le principal étant plus de brasser de l'air que de bien faire son travail), où les humains sont pris pour des machines dont on peut disposer au nom du profit.

Zone de packing des "second" et des "third" au fond (les moins belles)
 Et le pire étant que même si tout le monde s'accordait à dire que c'était inhumain et anormal, chacun acceptait pour « l'argent ». Comme cette fois où on nous a fait arrêté le travail à midi, pour soi-disant le reprendre à 16h30, puis 18h, puis 22h, et à 20h45, le manager nous dit que l'on prend dans un quart d'heure, pour travailler jusqu'à 2h du matin (et reprendre le lendemain à 7h). Je ne savais plus si j'étais en colère ou désespérée. Et les autres tentant de calmer ma révolte à coups de « mais pense à l'argent, c'est que pour quelques semaines » Je n'en pouvais plus de cette excuse de l'argent qui nous fait accepter d'être traités comme des animaux. 


Et pourtant moi aussi ils ont fini par m'avoir, moi aussi je suis rentrée dans le rang, dans le rythme effréné des journées de 12h, j'ai calmé ma révolte pour accepter ce boulot « qui ne dure qu'un temps et fait gagner de l'argent ».
Je ne devais toutefois pas être totalement entrée dans le rôle de l'employée modèle, la lueur de colère et de mépris devait toujours se lire dans mes yeux, et le fait que je faisais toujours passer ma vie personnelle avant le taf, puisqu'on a fini par me pousser vers la sortie à une semaine de la fin (moi et d'autres)

Vue d'ensemble de l'atelier
On a souvent eu la sensation d'être dans une maison de fous. Nos deux supérieurs semblaient en tout cas bien atteints: Steve, le manager, gros pervers (avec tous les éléments du pervers type: gros, moite, qui pue, démarche balourde avec les mains qui raclent le sol, cheveux filasses, yeux vides) vous parle soit comme si vous étiez une gamine (« c'est pas bien de trop discuter mesdemoiselles! » ou de taper sur les doigts si on met une mauvaise mangue), soit une proie sexuelle (certaines filles ont eu droit à des allusions explicites sur leur sourire, leur bronzage, leur « maintien », des invitations à aller boire une bière, il a même demandé à un gars s'il avait « sauté » une de mes collègues...) 
Moi heureusement je n'ai eu droit qu'au ton paternaliste, ou alors sa rengaine vide d'émotions quand il vous annonce après 12h de travail qu'aujourd'hui vous n'avez rien bossé, et qu'il ne sait pas pourquoi il vous paye. 
Carmla, sa « seconde », que l'on prenait un peu pour le gentil flic, avait finalement l'air encore plus atteinte psychologiquement. Elle tentait de nous motiver en faisant ami-ami, en poussant l'enthousiasme un peu loin (« on finit à 21h, wouhoooou!! »), et avait parfois des remarques totalement dénuées de bon sens (« vous avez vu cette mangue? Quelle forme étrange! » comme si on avait le temps (et l'envie) d'admirer les fruits) A moi et une copine, elle nous a un jour pris à part pour nous faire partager son inquiétude devant notre manque d'enthousiasme à faire ce boulot « vous ne semblez pas avoir de fun à packer des mangues » nous a t'elle dit, « vous ne parlez à personne, ne rigolez pas » A partir de cet instant, autant vous dire que l'on s'est lâché, qu'on est devenues les plus bavardes et distraites de l'atelier (ce qui nous a valu de nous faire quasi virées une semaine et demie plus tard)

En rang d'oignons
Malgré tout ça, ce boulot restera surement une de mes meilleures expériences, en tout cas la plus surréaliste et la plus forte humainement parlant.
Parce que nous logions tous sur place, dans un soi-disant camping avec une mini-cuisine pour 30 personnes, deux tables et pas assez de chaises, parfois pas de poubelles, des frigos dont le courant était parfois stoppé (et tant pis pour les surgelés), une machine à laver où il fallait presque réserver son passage, et surtout deux sanitaires comportant chacun un chiotte et deux douches, dont les portes ne ferment pas, sans PQ, sans rideaux de douche, mais avec pleins de grenouilles. Chaque soir lorsque l'on finissait à 21h, il fallait patienter une bonne demie-heure devant les sanitaires pour avoir accès à une douche que l'on prenait en 2 minutes. Et pour aller pisser aussi.

Bien sûr tout ceci devient presque drôle lorsqu'on le partage avec des gens, et la capacité d'adaptation de l'être humain, même à la pire des précarités, est incroyable, et ça crée des liens.
Je me sentais bien dans ce groupe de backpackers, avec tous les clichés possibles: les anglaises pétasses et lèche-cul, les italiens beaux gosses et grandes gueules, les allemandes blondes et froides, les asiatiques totalement transparentes (sauf une), et une énooorme majorité de français, râleurs et ne parlant que... français, dont je faisais entièrement partie, évidement.
On avait parfois l'impression d'être dans une télé réalité (j'aurais du mettre des caméras, ça aurait marché), ou de retourner au lycée. Le travail nous abrutissait tellement qu'il nous fallait y échapper en nous créant tout un tas d'histoires, des histoires de coucheries et de « tu sais que machin, et t'as vu que machine, et tu sais pas ce que truc a dit » dont je prenais également part, bien sûr (pour la survie de mon état mental) Je me suis fait des copines avec qui on se lançait des signaux au dessus de nos mangues, avec qui je partageais potins et tous moyens d'échapper à la folie ambiante et de garder notre intégrité, avec qui finalement on craquait nerveusement à la fin de la journée, et ça faisait un bien fou.

Echantillon des habitants de ce drôle de lieu:
Pauline, Carole, Chiheb et Sabrina, mes potes français.
Xavier et Nico (français aussi)
Les anglaises, fidèles à elles-mêmes
Chiheb et Matteo et Luca, les deux italiens.
Paula et Ann-Kristin, deux des allemandes.
Xavier, Quentin et Mouloud
Désormais ce boulot est derrière moi, et je retrouve mon humanité, même si cette expérience a certainement changé des choses en moi (ma peau déjà, j'ai chopé une allergie hallucinante, aux mangues ou à l'humidité de l'air, au boulot d'usine ou à tout un tas d'autres choses)

Et c'est là qu'arrive le passage qui risque de vous surprendre. Je suis actuellement à la nuit tombée dans un camping de Katherine, sous un manguier (encore), après avoir passé une journée de glandouille totale à me prélasser dans la piscine sous les palmiers, à manger des mangues (aaah), en compagnie de trois pickers de mangues (l'autre coté de la production, ceux qui cueillent), Gwen et François, couple breton, et Anthony.

Et je me prépare (doucement)... à quitter l'Australie. Dans 2 jours, puisque mon visa finit à ce moment-là. Mais pas pour rentrer en France (faut pas déconner), pour un, deux, nouveaux voyages...

Il faut d'abord que j'éclaircisse certaines choses. Pendant le séjour à la ferme, Julien et moi nous sommes séparés. Il y avait un moment que ça trainait, que ça n'allait plus, particulièrement de mon coté. J'ai mis du temps à prendre la décision, c'est un de mes gros défauts, cette difficulté à laisser partir les gens avec qui j'ai partagé beaucoup, la peur de faire du mal, la peur du changement. 

Alors il a fallu une rencontre. Une de ces rencontres qui n'arrivent pas tous les quatre matins, une rencontre où on se sent juste être soi et où le monde semble être en suspend à nous écouter parler dans le silence de la nuit. Nos discussions nous emmenèrent très loin, si loin que quelque chose s'est ouvert, en lui comme en moi. Nous avons été surpris mutuellement de trouver quelqu'un avec qui la connexion philosophique et spirituelle se faisait si simplement, avec qui chaque idée partagée trouvait un echo.

Et j'ai compris que j'étais en train de me gâcher (comme souvent), de m'éloigner de l'essentiel et de ce qui est bon pour moi. 

Aujourd'hui je suis avec lui dans ce camping de Katherine, et avec ce couple de pickers (ils bossaient tous ensemble) et on partage tous les quatre des idées similaires sur le monde. Je suis parfois juste dans l'écoute, parce que je manque encore d'argumentation et d'expériences (les trois sont des baroudeurs), mais je suis surprise par moments de me rendre compte que d'autres pensent la même chose que moi, apportent de l'eau à mon moulin, me poussent encore plus loin dans la réflexion. Et plus encore, ils me prouvent qu'une alternative est possible, une autre façon de vivre que celle que l'on nous montre comme étant la "normalité".

Désormais l'Australie n'a plus le même visage pour moi. D'une part ce boulot qui m'a montré une face assez sombre du travail ici, mes collègues, tous dégoutés par l'Australie, qui me vantaient les mérites de bien d'autres pays, et d'autre part ce changement de vision des choses, ces nouvelles perspectives, ce nouveau petit bout d'univers qui s'ouvre à moi... 

Avec Anthony il y a quelque chose à commencer, ailleurs. 
Mais avant, pour des raisons administratives mais aussi personnelles (pour moi), je m'envole toute seule pour Bali (île d'Indonésie au Nord de l'Australie), pour un petit séjour dans un contexte totalement différent, pour prendre un peu de recul, me retrouver avec moi-même, et faire ce que je veux depuis un bon moment (voyager seule). 
Je n'ai pas été seule depuis 10 mois, alors j'ai un peu d'appréhension, mais en même temps je sais que j'en ai besoin, que ça me permettra de me recentrer et d'aller de l'avant, et saisir la vie à bras-le-corps, comme j'aime le faire... 

A bientôt pour une toute nouvelle aventure...

Commentaires

  1. profite bien de la chaleur tropicaleeeeee :)

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  2. J'ai pas tout suivi non plus au fur et à mesure je t'avoue. Un peu préoccupé par mes propres merdes aussi parfois par ici (heureusement tout ça est fini).

    Brayf, ce que je veux dire c'est que même si j'ai pas suivi l'intégralité de ton périple, ça va le faire. Keep it up, straight on, go your own way et n'oublie pas de sonner quand tu reviens à une distance raisonnable en Bagnole pour se jeter un verre et parler de tout ça.

    Profites bien, et penses à moi si tu vois une droite translucide à taille humaine vierge de tout surfeur.

    See ya Rox

    Benouche

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  3. Coucou ma belle! Je suis super admirative! Tu as eu le courage de faire les choix dont tu avais besoin et je pense que c'est bien aussi que tu fasses ce petit voyage seule.. Bali ça fait rêver.. et la suite de tes aventures aussi! De belles rencontres en tout cas!! Tu fais vraiment un beau voyage!!! Enjoy! gros gros bisous
    Julie

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  4. un an ! un périple extraordinaire à travers l'Australie, mais aussi un merveilleux voyage intérieur, que c'est beau ! ...
    Bisous

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